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L’exposition Soleils Noirs, en cours au musée du Louvre-Lens, met en avant la richesse des collections muséales régionales. Juliette Guépratte, l’une des trois commissaires de cette exposition remarquable, a choisi de partager avec nous l’un de ses coups de cœur.
L’œuvre qui a retenu son attention se situe vers la fin du parcours, dans une salle dédiée aux silhouettes noires. Plus de quatre siècles séparent ici un magnifique Portrait de jeune homme, joyau de la Renaissance italienne peint par Sandro Botticelli vers 1480, et deux planches d’Henri Matisse, publiées en 1947 dans un recueil intitulé Jazz. Les œuvres sont présentées de manière audacieuse et évoquent un thème commun facilement perceptible par le visiteur. Ce type d’accrochage est d’ailleurs caractéristique du musée, qui propose souvent une approche différente de l’histoire de l’art. Cependant, c’est bien en raison de l’intensité de l’une des œuvres de Matisse que Juliette Guépratte a décidé de nous en parler.
Un chef-d’œuvre propre aux grands artistes
Icare, provenant des collections du musée Matisse du Cateau-Cambresis, est associé au Clown, extrait du même recueil. Mais pour la conservatrice du musée, cet Icare est un véritable chef-d’œuvre, propre aux grands artistes.
Icare fait bien sûr référence à l’histoire célèbre de la mythologie grecque où l’architecte Dédale et son fils Icare furent enfermés dans le labyrinthe qui avait retenu le Minotaure. Bien qu’il en soit le concepteur, Dédale ne put s’échapper et confia sa liberté à son fils. Il récupéra alors des plumes et fabriqua des ailes en les collant avec de la cire sur les bras d’Icare. Avant que le jeune homme ne s’envole, Dédale lui recommanda de ne voler ni trop près du soleil pour ne pas faire fondre la cire, ni trop près de la mer pour que l’écume ne vienne alourdir le poids des plumes. Mais, n’écoutant pas les conseils de son père, Icare vola de plus en plus haut, jusqu’à se rapprocher de l’astre solaire. La suite est connue. Le soleil fit fondre la cire et Icare perdit ses ailes et sa capacité de voler. Il chuta dans la mer qui porte désormais son nom et s’y noya.
Une silhouette noire imposante
Pour représenter cette histoire riche d’enseignements, Matisse a choisi de dépeindre Icare par une silhouette noire imposante, désarticulée, qui ne semble plus retenue par rien. Il a perdu ses ailes et tombe inexorablement vers la mer. Le corps flotte sur un fond bleu, sur un ciel sans horizon, parsemé d’étoiles éclatantes aux formes quelque peu étranges, peut-être déformées par la vitesse de la chute. À cet instant précis, Icare est encore en vie. C’est ce que suggère cette tache rouge éclatante, palpitante, située à l’emplacement du cœur. À cet instant précis, Icare est dans un temps suspendu avant une issue fatale.
Le paradoxe de la lumière
Tout l’intérêt de l’œuvre réside dans cette forme noire, traitée en aplat, sans nuance, qui occupe toute la hauteur de la planche. La silhouette, peinte à la gouache et découpée aux ciseaux par l’artiste, devient un trou noir dans lequel on plonge. Le noir devient ainsi une sorte de fatalité de la mort à venir, la conséquence de l’imprudence du jeune homme. Elle est en même temps la forme noire de la cause, celle de l’éblouissement, de cette lumière si intense qu’elle en devient noire et aveuglante. Avec Matisse, la cause et la conséquence ne forment plus qu’un et renvoient au fonctionnement même de la fatalité.
Ce paradoxe, que l’on retrouve aussi dans la peinture de Pierre Soulages, constitue l’une des explications du titre même de l’exposition Soleils Noirs, dans le sens où la lumière a la capacité de montrer toutes les couleurs mais qui peut aussi devenir si puissante qu’elle n’en renvoie plus qu’une : le noir.
C’est ce que l’on retrouve complètement ici dans l’Icare de Matisse. Bien que l’artiste, qui est considéré comme un immense coloriste, ait aussi utilisé des couleurs pures, directement sorties du tube, le bleu, le jaune et le rouge semblent reléguées derrière la puissance de la silhouette noire.
C’est sans doute par la combinaison de ces différents éléments et par la simplicité des formes découpées de manière presqu’enfantine que Matisse parvient ici à nous toucher avec une intensité rare.
Matisse et les gouaches découpées
En 1943, après une très lourde opération chirurgicale, Matisse doit rester alité. Très affaibli, il abandonne ses pinceaux et sa palette au profit des gouaches découpées, moins exigeantes physiquement. La technique consiste à peindre des papiers à la gouache et à les découper au ciseaux pour en donner une forme. Cette technique sera la dernière de la production artistique de Matisse.