Les Puys sont des panneaux de bois peints à l’huile, intégrés dans des cadres de bois sculpté, dont le plus imposant mesure près de 4 mètres de haut. Ils ont été produits, dans leur grande majorité, par des artistes locaux, d’ailleurs difficiles à identifier.
Ave Maria
Ces tableaux tirent leur nom du mot podium, désignant l’estrade sur laquelle les poètes montaient afin de déclamer leurs textes, appelés Chants royaux, à l’occasion d’un concours organisé tous les ans par la confrérie du Puy Notre-Dame. Cette association religieuse, dont l’existence est attestée entre 1388 et 1792, recrutait ses membres au sein de l’élite sociale de la ville et avait pour vocation de célébrer la Vierge à travers des messes régulières et des jeux littéraires. Lors de la fête de la Purification de la Vierge, le 2 février, on désignait le maître annuel de la confrérie et on départageait les versificateurs qui s’étaient affrontés sur un thème imposé par le maître sortant sous la forme d’un vers de dix syllabes, appelé palinod. Cette devise du maître servait également de sujet au tableau qu’il faisait réaliser à ses frais et qui était accroché pour un an, le jour de Noël, dans la cathédrale. En principe, une fois l’année écoulée, le maître sortant pouvait récupérer son tableau, mais le règlement de 1493 imposa de les laisser dans la cathédrale, accrochés aux piliers. À raison d’un par an, cela fait beaucoup de tableaux ! Et, pourtant…, il n’en subsiste aujourd’hui, entiers ou fragmentaires, qu’une vingtaine sur les 256, dont les archives ont gardé la trace.
Des rescapés du temps
On a peine à le croire, mais la perte de ces œuvres n’est pas le fruit du vandalisme des protestants du XVIesiècle ou des révolutionnaires, mais de leur destruction, carrément ordonnée par l’évêque en 1723, l’évolution des pratiques de piété et des goûts artistiques l’ayant conduit à vouloir se débarrasser de ces encombrantes « antiquailles ». Ne réchappèrent de ce grand ménage que les Puys des années 1518-1525, remarquables par leur qualité picturale et pour leurs cadres, qui furent offerts en 1825 à la duchesse de Berry, belle-fille du roi Charles X. En 1908, en application de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, les 7 Puys du début du XVIe siècle furent déposés au musée de Picardie et retrouvèrent leurs cadres, rendus par la duchesse en 1865. Il a fallu trois ans de restauration, achevée en 2019, pour leur redonner leur beauté d’origine. Quelques autres tableaux furent dispersés dans des églises du diocèse. Certains servirent même de porte de poulailler ou de planche à repasser !
C’est aux efforts de la société des Antiquaires de Picardie, de la municipalité et des conservateurs du musée, afin de retrouver et d’acquérir ces tableaux, que l’on doit l’actuelle collection de Puys. Celle-ci s’est encore enrichie, en 2017, par l’achat d’un fragment de celui de 1499. Mais la chasse aux trésors est loin d’être terminée…
Il faut dire qu’en plus de leur valeur artistique, les Puys sont aussi les témoins d’un temps que nous ne pourrions pas connaître sans ces images à la fois énigmatiques et tellement réalistes.
Instantanés du passé
On est frappé par la minutie des peintres, qui ont pris pour modèles ce qui les entourait, les donateurs et leurs familles ou les représentations officielles, peintes ou gravées, des grands de ce monde. C’est ainsi qu’à travers ces tableaux, on peut remonter dans le passé et contempler des scènes de la vie quotidienne, mais aussi se faire une idée de l’aspect de la cathédrale, de la ville d’Amiens et des personnages importants de l’époque comme Louis XII, sa femme, Anne de Bretagne, François Ier, Henri IV vieillissant, Marie de Médicis et leurs rejetons, les papes Alexandre VI Borgia et Léon X, les empereurs Frédéric III et Charles Quint.
© Michel Bourguet – Musée de Picardie
Et puis il y a tous ces hommes, femmes et enfants, clercs et laïcs, parés de leurs plus beaux atours, le visage grave et le regard perçant. Des Amiénois confits en dévotion, conscients de leur supériorité sociale, pénétrés de leur responsabilité politique à la tête de l’une des plus importantes cités du royaume. Car, des guerres d’Italie aux troubles de la minorité de Louis XIII en passant par les guerres de Religion, les notables d’Amiens ont été associés aux événements qui ont étroitement mêlé l’histoire de France et celle de la ville, comme le rappellent ces tableaux et les autres œuvres qui complètent cette exposition.
Le fond des Puys
La composition des Puys répond à un schéma bien précis, qui met en vedette la Vierge, portant l’enfant Jésus, au centre du tableau et dans sa partie supérieure. À ses pieds, dans la partie basse du tableau apparaissent le donateur, sa famille, ses collègues et amis, ainsi que de hauts personnages en lien avec l’actualité. La devise du maître est inscrite dans un phylactère -une banderole aux extrémités enroulées, où sont inscrites des paroles ou la légende du sujet représenté- placé à proximité de lui. Le décor peut être un intérieur, un paysage réel ou imaginaire, peuplé de figures allégoriques faisant référence à la Bible. Les Puys des deux premières décennies du XVIIe siècle se distinguent par deux innovations que sont la représentation systématique du souverain et de ses proches au centre du tableau, juste en-dessous de la Vierge et l’importance accrue que prend celle des donateurs, occupant désormais les trois-quarts de l’espace pictural. Ainsi, au lendemain des guerres de Religion qui ont rompu l’unité de foi et terni la relation de fidélité entre le roi et ses bonnes villes, les Puys des années 1600-1610 participent de la réaffirmation de l’ordre ancien.
Enigmatiques chroniques
Au-delà de leur contenu spirituel, les Puys ont cet intérêt qu’ils font directement référence à l’actualité de la période où ils ont été peints. Ainsi, sur celui de 1520, dit de La Vierge au palmier, on distingue des scènes de tournoi, renvoyant à la rencontre au sommet ou entrevue du Camp du drap d’or entre François Ier et Henri VIII, roi d’Angleterre, qui s’est déroulée en juin de la même année, près de Calais. On y aperçoit également une portion de l’architecture amiénoise, avec les quais de Somme, les fortifications, la cathédrale, le beffroi et l’église Saint-Firmin-le-Confesseur, un des tout premiers évêques de la ville.
De même, sur le Puy de 1548, les licornes et les anges couronnés de lierre, rappellent les armoiries de la ville. Surtout, les allusions à la Réforme protestante sont très présentes, sous la forme des livres mis à l’index par l’Église, écrasés par le char de la Vierge, du personnage masculin de droite prêchant la nouvelle religion, une Bible à la main et dont se détourne une femme, menacée des flammes de l’Enfer. La bête à sept têtes est aussi une évocation de l’hérésie.
Le Puy de 1618 se démarque de ses prédécesseurs d’abord par la qualité du donateur, le chanoine Adrien de la Morlière, auteur d’une monographie historique sur la ville d’Amiens. On y reconnaît le jeune Louis XIII, un adolescent qui n’a pas hésité à faire assassiner celui qui portait ombrage à sa majesté, l’italien Concino Concini. Ce meurtre, perpétré l’année précédente, est suggéré par l’image du personnage de Judith qui, à droite du tableau, brandit la tête d’Holopherne. Il est d’ailleurs possible que la scène de gibet de droite renvoie à l’exécution de Léonora Galigaï, l’épouse de Concini, morte sur l’échafaud le 8 juillet 1618.
© Philippe Arnaud – Musée de Picardie