Alain Jacques, quand on cherche, on le trouve

Il a commencé avec un sesterce en poche. Un demi-siècle plus tard, même s’il refuse de s’attribuer les lauriers d’une œuvre collective, il a exhumé un trésor sans équivalent : les origines d’Arras. Il est temps de rendre à Alain Jacques ce qui appartient à Alain Jacques.
Par Joffrey Levalleux
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Grandes découvertes  

Vous connaissez le contraire de donner un coup d’épée dans l’eau ? C’est planter un coup de fleuret dans la terre. « Surtout après une bonne pluie comme ce matin. Tout ce qui est en-dessous se retrouve au-dessus. » Farfelu, il l’est, pour sûr. Depuis toujours. Et plus le temps passe, plus l’extravagant Mister Jacques ressemble à cet enfant rebelle qui forçait gentiment les clients du bistro familial à admirer sa collection d’objets glanés dans les champs alentour. 

Avant d’être fils unique, Alain Jacques est d’abord unique. Le genre d’individu qui n’hésite pas une seconde à lacérer au cutter son CDI de comptable à la Prospérité fermière pour répondre à l’appel des pavés arrageois. Nous sommes en 1977. Le maire de l’époque Léon Fatous entend construire un joli parking souterrain sous la Grand Place d’Arras. Sauf que « tout le monde pensait que le forum romain, soit le cœur battant de la ville antique, était situé là, se remémore Alain Jacques. Maximus error ! En réalité, il se trouve un kilomètre au nord, sur les hauteurs, vers la rue Baudimont. » Des investigations confirment. Les travaux peuvent commencer. Et à 24 ans, Alain-le-Sondeur devient le premier contractuel de la ville.        

Gaulois, Romains, même combat 

Un an plus tôt, le même genre de scénario s’était déjà présenté. « On ne parlait pas d’archéologie préventive mais d’archéologie de sauvetage. Je vous laisse imaginer la différence… » Attiré par un gros trou de cent mètres de large sur cent-cinquante de long et quatre de haut, au niveau de l’actuelle place Guy Mollet1, notre baroudeur descend dans le cratère le week-end, façon Indiana Jones sur les traces des Atrébates. « Je trouve des tombes, des squelettes du 12e, des poteries. » Quelques jours plus tard, l’archéologue bénévole se pointe sur le site et s’en fait chasser manu militari par l’aménageur pour qui squelette rime forcément avec brouette et oubliettes. Il ne se démonte pas, file au commissariat muni du sauf-conduit officiel tamponné par la DRAC2 et revient sur les lieux du crime avec les forces de l’ordre comme vexillaires. « Bizarrement, le chantier se met au garde-à-vous. »  

[1] C’est là que sera érigé le futur centre administratif de la ville

[2] Direction Régionale des Affaires Culturelles

Alain Jacques n’est pas un enquiquineur. Juste quelqu’un chez qui « l’envie de comprendre surpasse tout. » Alors il cherche avec ses maigres outils. Une truelle, une balayette, un godet de curage « capable de caresser le sol par passe de trois centimètres. » Car à force de le voir creuser et surtout trouver, les autorités finissent par admettre que le sympathique trublion a un flair de Saint-Hubert. Et mettent enfin des moyens à sa disposition. Comme ce fut le cas pour la campagne de fouilles d’Actiparc. Epaulé par une cinquantaine de vacataires désormais rétribués, il met au jour un incroyable ensemble composé de voiries, de thermes, de fortins, d’établissements agricoles… « Le chantier illustre la transition entre l’époque gauloise et l’époque romaine comprise entre – 50 et + 50. Pour comprendre ça, il fallait de l’hectare. On en a eu 300 », lance-t-il d’un air rayonnant avant de griffonner une cartographie au stylo à bille. 

L’histoire sans fin 

Pour l’homme de terrain, rien de vaut un dessin au tracé aussi précis que s’il avait été réalisé à la groma, cette perche quadripôle dont se servaient les Romains pour aligner leur campement au cordeau. « L’archéologie est une discipline à la croisée des chemins. Je veux dire au sens propre. Ce n’est pas un hasard si entre – 20 et + 1 Nemetacum prend racine ici. Nous sommes pile sur les axes Tournai-Amiens et Cambrai-Boulogne-sur-Mer. »  

Deux mille ans plus tard, rebelote. C’est encore un schéma qui permet de comprendre la présence de centaines de sarcophages en plomb mis au jour au niveau de la patte d’oie de Dainville sous des magasins en friche. « L’archéologie n’a rien de fantasque. Elle répond à des questions concrètes : comment mangeaient nos ancêtres ? comment priaient-ils ? comment mourraient-ils ? », poursuit l’insatiable conteur. 

Mais il y a une ombre au tableau. Une vicesima hereditatium3 psychologique dont doit s’acquitter l’archéologue à chacune de ses trouvailles. Chaque découverte a ceci de particulier de provoquer une joie suprême enveloppée dans un linceul. Comme si « on savait qu’on allait déchirer la page d’un livre tout en ayant conscience qu’on ne pourrait jamais la remettre à sa place. » Pourtant il continue « car l’histoire qui sommeille trente centimètres sous nos pieds aide à comprendre qui nous sommes, admet-il. Et puis j’ai fouillé 12 % du potentiel d’Arras. Vous me voyez arrêter ? » 

[3] Impôt sur les successions institué par l’empereur Auguste en 6 après JC.

DATES-CLÉS

22 mars 1953 : naissance à Lille 
1973 : trouve un four carolingien à Baralle (Cambrai) au bout de sa rue 
1977 : prend la direction du service archéologique de la ville d’Arras 
1981 : chapeaute la mise au jour des Boves sous le beffroi d’Arras 
2000 : ouverture au public de Nemetacum rue Baudimont. Fermée depuis 2020 pour projet de crypte archéologique, la « ville sanctuaire » est le berceau historique d’Arras.  
2008 : co-publie avec Gilles Prilaux et Yves Desfossés L’Archéologie de la Grande Guerre aux éditions Ouest France. De terre et d’acier, première exposition sur l’archéologie et la Grande guerre au Casino d’Arras.   
2022 : prête des vases à libation du 1er siècle après J.C. dans le cadre de l’exposition Rome au Louvre-Lens 

Texte : Joffrey Levalleux
Photos : Florent Burton
25 juin 2022
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